La veille, bar Candela. Nuit. De cubatas y de soleà por bulerias. Ivresse du petit monde flamenco. Dans la salle le même personnage.Comme si longtemps ne voulait rien dire ,en doudoune bleue, fumant avec cérémonie, jamais assis, arpenteur compulsif. Son regard se vrille toujours d'une lumière d'horizon pur. On dit qu'il est un peu lolo . Chacun ici le respecte dans son errance lunatique.
Los flamencos abritent encore les démunis, les simples.
Petite fébrilité : des étuis à guitare pointent leurs museaux arrondis, les bruits se rangent dans une pâte plus épaisse. Apparition des lunettes rondes de Diego Carrasco, cantaor , letrista, poète et facétieux. Passage de tout ce monde dans l'arrière pièce en tapant dans la main de l'homme à la doudoune bleue. Un cerbère mutique pose son corps entre eux et les autres. Pas moyen de s'immiscer ou de simplement jeter un coup d'œil. Peur de quoi ? de rien. Le diamant brut du cante s'est toujours mal accommodé de l'effervescence, a de tout temps préféré le cercle de l'intimité. Mais on pouvait le rompre en montrant qu' on savait apprendre à l'écouter - le saber escuchar, un des piliers du temple - et le cercle, alors, vous laissait debout,près du frôlement des cabales , ces savants sans alphabet. Unis dans l'amour du cri. Aujourd'hui la foule des amourachés de la dernière movida est nombreuse. Et peu souvent respectueuse des codes.
Il y avait, calle Canarias, barrio de Legazpi, un local où un brouillard de tabac brun servait de viatique au chant profond. Un endroit qu'il fallait aller chercher, où se tissait la fraternité. Celle que scelle toute aficion .
On attendait au bar, ou assis sur des chaises cannées. Le type à côté de vous s'avançait pour aller s'installer dans le halo des yeux de tout un chacun. Ses mains calleuses ouvrait un bouton de la chemise. Pour libérer les premiers râclements. Les premières montées de diaphragme dans les petites mailles de l'affinage de la guitare d'El Mami , le tocaor officiel de l'endroit. Un , deux cantes. Pas plus. un chant de peu de facultés,de peu de facilités. Mais totalement dans la carnation d'une incandescence libérée. On écoutait les sanglots qui sortaient par sa bouche. Puis votre voisin de chaise revenait s'asseoir. Passait boire une bière fraîche au comptoir. Les épaules moins voûtées. Il y avait la " Peña Chaqueton " . Il y avait. Il n'y a plus.
Reste l'écho du filet de voix du Chato de La Isla , un soir d'Octobre il y a plus de 10 ans. Sa chétivité et sa puissance évocatrice. Son museau de grille de transistor écrasé. Tout son savoir, charrié par la caverne éblouissante de son chant. La rumeur de l'extrême attention du lieu et de ceux qui l'habitaient cette nuit-là. L'envie de se taper le front contre le zinc du bar, la jubilation d'être fou. Fou de ce sang qui remonte du ventre du Chato et se répand dans vos veines… La porte du Candela claque. La rue est mauve. L'écho s'est tarit. Le palimpseste se tisse encore un peu plus.
Ludovic Pautier (Palimpseste madrilène)
nb : la peña Chaqueton n'est plus mais les plus fidèles de cette épopée et l'association El flamenco vive régalent l'aficion de Madrid de récitals de cante à la sala juglar dans le quartier de Lavapiés.
nb2 : Miguel Candela, dueño du bar éponyme, est décédé en Mars 2008. de manière plutôt mystérieuse. Une semaine avant je le saluais encore en poussant le chambranle du petit jour. Ces souvenirs sont dédiés à sa mémoire.
2 commentaires:
un beau chef d'oeuvre avec pour moi un point d'orgue:"Les flamencos abritent encore les démunis ,les simples"
c'est vrai. et souvent sans misérabilisme, condescendance ,angélisme ou niaise charité.
on revient finalement vers cette notion de non-jugement chère à marcel.
comme quoi.
bien à toi, bruno.
ludo
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