mardi 28 août 2018

Regain



Les mots, ceux qui passent sous vos yeux -là- ou ceux qui s'emmêlent encore dans ma tête, ont eu du mal à prendre vie. Il y a si longtemps. De tout. De la fébrilité de se dire que ce soir on va aux arènes. A los toros. De l'envie que tout se déroule non pas comme on le calibrerait si on s'interrogeait sur la "tarde" parfaite mais comme toute quête. Avec ses certitudes et ses doutes, ses étonnements, ses emportements, son subjectif objectif, ses aspirations, ses prières & ses coups de sang. Il y a si longtemps que cela s'est étiolé. Pas l'aficion. Non. Pas le désamour. La lassitude. Celle qui regarde l'esprit par lequel on s'est façonné une ardeur et qui constate la muralité impavide du sentiment opposé à tout cela. La déconvenue. Les sentiments d'aphasie. Trouver ce monde creux alors qu'il vous a rempli de clameurs viscérales, d'enchantements si parfaits & imparfaits ("L'imperfection est la cime" Bonnefoy). De voyages au coeur de la "piel" d'Espagne. Sans regarder les kilomètres. Juste la distance entre les taureaux Osborne et le ciel.
Bref, 4 années sans monter jusqu'aux tendidos. Pour ne plus voir le toreo tourner en rond autour d'un animal devenu anecdote et surtout l'initialisation du triomphe de l'insipide en inspiration auteuriste. La tauromachie d'appétit, ce combat où tout se mastique et s'éprouve, stupidement magnifiée en menu "Bonne dégustation". Quatre ans avec seulement un tentadero. Lucien, Patrick & ses élèves (Solalito, El Rafi...) et des vaches de Chauvet au mitan de la Camargue. Un rond de planches et de l'herbe. Le "Lorenzo" dans nos yeux plissés. Ce goût et cette odeur d'une tauromachie agreste. Reposé. Abandonné aux plaisirs de la simple leçon de ces hommes prenant leur pied de doubler par le bas un animal un peu frustre et qui rompt ensuite dans la serge du "Chinois" à la classe si aérienne et suffisante. Au beau sens de ce qui s'attache à tout sauf au clinquant. Même dans les adornos. Et tout de même une course, une vraie comme on dit.  Parce que c'était la fête. Celle des amis en goguette. Tu parles. Trois taureaux à s'ennuyer. Et encore. L'ennui n'est pas le mal. D'un ennui peut s'offrir l'incongru, le passager, le détail. Non. Trois taureaux finalement à pressentir que la désillusion va devenir chronique. Irrémédiable. N'avoir comme  envie que le spectacle ne fasse plus partie de vous. Alors vite. Descendre à la buvette des arènes et passer l'épiphanie de cette sagacité au mal qui ronge par le fil du gin-tonic. Avoir un peu honte. Etre pris soudain pour un enfant qui s'est fait pipi au caleçon. Penser que cette même sensation reviendra si on y retourne encore une fois. Et sentir que ce liquide assez chaud qui vous coule entre les cuisses n'est pas si déplaisant au final. Le soulagement des choses tenues & retenues. L'énurésie d'une passion.
Les bêtes et les hommes de ce jour sans, je ne veux même pas m'en rappeler. Mais ce ne fut pas n'importe où. C'était à Bilbao. Au Botxo. Aste Nagusia's fever par-dessus tout. L'an dernier j'ai failli revenir. Nous déambulions barrio de San Francisco. On cherchait encore où boire un peu de vins d'vie autour de ce Nervion de jus frelatés par le bois, le sucre, la médiocrité. J'ai regardé l'heure. 18H30. Le temps ne s'étant pas arrêté pour l'ivresse, en ce cas pour le "gusano de los toros ni hablar"...On est reparti  au bar "Ander" écluser des preparaos. Sans regret.
Mais je me suis promis que ce serait là. Le retour, si un jour. 
Alors le 24 Août de cette année j'ai à nouveau fouillé dans ma poche sans arrêt pour bien m'assurer que le billet était là. Alors j'ai scruté le ciel. Alors j'ai humé le vent. J'ai compté les heures et les pas, les gestes & l'horloge interne du comme avant. Tout s'oublie. Mais rien ne se défait. Ne se désincarne.
Le 24 Août fut amer. Des taureaux incroyablement laids. Sorte de kits pour sortir en arène de première catégorie mais sans la fonction vitale. Le bouton pour s'allumer non fourni. Seul Roca Rey au 6°...avec un animal pétri de vacuité mais lui décelant quelques larmes d'envie d'être autre chose qu'une pauvre chose. Il se mua en puisatier. Il me donna la force de ne pas jeter le billet du lendemain au fond de la cuvette des toilettes.
Le 25 Août, donc. Toros de Alcurrucen. Encaste Nuñez. De la reata des musiciens pour une moitié. De celle des labeurs pour l'autre. Rien de spectaculaire. Du moins pour Bilbao. Mais du fond de caisse. Des perches veletas & de belle couleur. Un entrain certain. Une présence. Le dernier fit son devoir au premier tiers. Mais au second il fut le seul sur 12 taureaux vus combattre en 2 jours à poursuivre les nimbeurs de harpons jusqu'aux barrières. Ah...Et à demander à son matador de venir le chercher à l'endroit où l'on sort quand c'est nécessaire la bouche d'arrosoir. Au centre. Sur ce sable d'obsidienne fumée. Alors Diego Urdiales, qui avait déjà dit beaucoup de choses à son premier, s'avança vers "Gaiterero" et croisa son coeur au milieu. Le reste n'appartient qu'à ce qui court à perdre haleine une fois les blés fauchés. Au regain.
Diego, merci.


Crédits : Reproduction d'une litho de Pierre Parsus pour une publication de "Regain" de Giono et phto de l'agence EFE.

samedi 28 février 2015

Alimonade ( VI )



"J'ai regardé vers la vallée, là où je savais d'autres hommes, où je devinais le miracle des corps et des regards. Comment te dire cette substance poudrée, cette lumière pondéreuse qui ensommeillait de bleu le plat de la vallée ? Je t'ai dit il faisait chaud; un vent tiède à l'envers frais comme une soie, vous enivrait, vous faisait passer dans l'âme tous les étés d'autrefois, ceux où j'étais enfant, grattant du gravier au pied des massifs d'hortensias dans le jardin de Bayonne, la gorge sèche d'amour, absolument, corps et âme, enseveli dans une aventure ( je mets dans ce mot un sérieux terrible ). Dans le fond de  ma chambre un quatuor jouait doucement.[...] Je ne sais si des vivants - j'entends que non malades car maintenant je ne suis que demi-vivant - peuvent sentir ainsi la vie toute nue, toute palpitante si tu veux, sans qu'il soit besoin d'action ou d'amour pour la préciser, pour la manifester. Un fauteuil, une fenêtre,  une vallée, une musique, et c'était le bonheur, la vie m'entrait partout sans que je fisse un mouvement : mes sens immobiles me suffisaient. Et il semble qu'à se tenir tapis, par force, à cause de la maladie ils effarouchaient  moins la vie et qu'elle venait à eux en confiance, avec toutes ses traînes, sa pompe, la beauté intime de son essence, peut-être invisible pour ceux moins frêles, plus forts, qui font un mouvement pour la saisir."
( Roland Barthes / Lettre à Philippe Rebeyrol/ 22 Mai 1942 in " Roland Barthes" de Tiphaine Samoyault / Le seuil / 2015) )


"Pour toréer de jour nous devions traverser le fleuve à la nage. Nous cachions nos vêtements dans les buissons, à l'exception des espadrilles et de la veste de combat, que nous attachions sur la tête. Notre peau découverte était aussi insensible au feu du ciel que celle des salamandres. Nous cheminions, agiles et légers, à travers les cistes et les chardons. Quand enfin  nous isolions un taureau, nous le défiions dans la première clairière venue avec pour seule arme notre poitrine nue et le modeste leurre de la veste. La tauromachie aux champs, quand on n' a pour barrière que l'horizon, quand le combattant n'offre que sa peau dorée au fauve poilu, est quelque chose à mon sens de plus grandiose que la lutte sur le sable de l'arène, en habit de lumière  et avec la perspective bigarrée de la foule endimanchée."
( Manuel Chaves Nogales / "Juan Belmonte , matador de taureaux"/ Trad. Antoine Martin / Verdier / 1990)

Nb :  "Alimonade(s)" est une  rubrique façonnée dans le limon de l'alimon où  " faènent " de concert l'image et le son des mots par un tour de perlimpinpin dont seul le hasard est absent bien qu'il y préside. Elle surgit quand bon leur semble .

samedi 1 novembre 2014

...ce Torero


La vie est une force de l'oubli et ses vestales autant de points d'insertion qui clignotent quand tu allumes la page blanche. Deux Novembre & jour des morts. Le soleil est partout. Par le velux inondé j'aperçois le reflet d'un livre. C'est "Le corps juste". Page 24 le chapitre s'entête " Je veux quand même me souvenir de tout" , je la coinche.
"Ils ne veulent pas oublier leur base, comme on le dit d'une base de décollage, d'une base qui serait le lieu d'origine, le point du désir".
Un torero vient de mourir. Torero. C'est à dire aujourd'hui la liste excrémentielle des commentaires badigeonnés à la suite des oraisons en ligne. On n'est plus que ça. Des mots anonymes, désincarnés surgis dans la boîte de Pétri du net. Le point d'insertion clignote et zou. Sodome & Logorrhe, mauvaise haleine: latrinités.
Ce "point du désir" englobait ce Torero.
Malaga. Bureles de Diego Puerta. Le soir vers 19 h 30. On sait prendre la cambrure du temps ici. On la drape d'un châle sur la noce des corps malaguène, l'érotisme comme dilaté. A couper le souffle. A rester des heures au coin du bar Quitapenas. La modernité ne l'avait pas encore "derrumbé" celui-là, le café de Chinitas non plus. Depuis c'est fait. Casser les points du désir...
On était trop barré, on avait trop picolé de fino au concurso de Verdiales de la peña Juan Breva, on avait trop sombré nos yeux dans le nombril de la serveuse, on avait trop regardé les chevaux caracoler - derniers sursauts de la Feria del dia la peste équine à venir se lisait dans les crottins poussés dans les recoins , on avait trop de trop de trop. Vers 19 h 30 on était à la ramasse, vite les biftons vite. Vite 4 à 4 les escaliers jusqu'au tendido alto, vite prendre une bière au passage. On est encore dans le nombril. L'arène est un espace corporel. Nous, quelque part sous ses aisselles.
Les toros de Puerta sortent par la porte. Repartent aussi. On s'ennuie.
Là.
Une trinchera du Torero. Trincherazo, c'est plus long, c'est plus grand, c'est plus haut & plus profond. En appuyant à l'infini sur le [ra]. Le sable déplié, son lit défait. Je tends la main, les doigts tordus, je suis tout à coup La Trini* pourtant c'est moi qui crie. Ole. Si señor, ole. Mais je ne m'entend pas. Fulguration. Le ciel craque sous les rumeurs. J'écoute enfin mon jaleo. Il est loin, il traverse la mémoire.
Aujourd'hui seulement il prend fin.
Que Descanse En Paz et au-delà, Maître.


"Le corps juste" :  Christophe Dabitch ( texte ) Christophe Goussard ( Photos) sous-titré "Hamid Ben Mahi/ Alain Bashung ( éditions Le Castor Astral/2013 )

La Trini : Trinidad Navarro Castillo ( 1868-1930 ), Cantaora . "Créatrice" d'un cante por Malagueñas portant son "apodo".

jeudi 27 février 2014

Le dépouillé fastueux


Ils  pouvaient toujours retourner leurs bisbilles dans tous les sens, que "Si, te digo, la minera de untel" et que " No ! le "piqué" de tel autre", à un moment donné du grabuge il y avait sans coup férir l'un d'entre eux qui claquait ceci :
 " Y Paco ? "
Les chamailleries alors se dégonflaient plus vite qu'un doigt de virtuose sur une Hermanos Conde, les verres s'entrechoquaient de satisfaction, les sourires se libéraient.
 " Hombre, claro, que Paco...Paco es Paco ! "

Les tertulias de tocaores  se terminaient invariablement de la sorte.
Il n'y avait là pourtant rien d'intouchable, même si c'était Paco de Lucia qu'ils évoquaient. L'homme et sa guitare formaient à eux deux une simple bouée pour ne pas dériver mais aussi un fanal à ne pas déserter des yeux. C'était là que résidait l'essentiel. Ne pas dériver pour se rattacher envers et contre tout à la tradition qui coulait dans ses veines, cette tradition que minot il avait engrangée en écoutant les plus grands et les plus modestes - mais pas les moins affûtés- du chant et du toque dans le patio de la maison natale d'Algeciras, rameutés là par Antonio, le père, pour finir la soif et la nuit. Ne pas déserter non plus parce qu'il avait trouvé le passage qui menait à une autre expression flamenca, plus créative et plus diserte, plus libre simplement.

Le respect qu'on portait à Paco de Lucia dans les moindres recoins du flamenco m'a toujours impressionné. En général, quelqu'un qui a trouvé sa  liberté en la puisant autant dans les tables de la loi qu'au delà, un type du sérail qui s'émancipe et part taquiner d'autres harmonies, d'autres swings, allant même jusqu'à introduire de manière définitive un nouvel instrument dans les bases de la rythmique - le cajon peruano - sans demander la permission à personne, cet artiste pouvait tout aussi bien engendrer le désappointement, l'incompréhension, les rancœurs voire même le rejet, l'anathème. Il y avait à l'inverse des feux qui s'allumaient au bord de la cornée des cabales quand ils en parlaient. Paco c'était toujours "l'incroyable" , " le différent", " le sans égal" mais aussi "le dépouillé fastueux", " la rigueur passionnée".
Il avait surgi au flanc de Camaron et l'avait accompagné mieux que quiconque et les gitans pour cela le portaient au pinacle mais  mieux, il avait fait franchir les frontières du monde au flamenco. Il le portait en sa vérité première et lui ne se mettait jamais en avant. Les accords, les notes, les doigtés il les offrait, sa technique et sa puissance évocatrice étaient ses oriflammes et il se laissait guider par eux, on ne voyait que cela, on  n'entendait que cela. Sa guitare était comme le sixième doigt du panda. Vitale.

Le paysage du flamenco, celui que nous connaissions, celui que nous vivions comportait un certain nombre de vieux arbres vénérables, nous aimions et nous devions frotter nos désirs de savoir et d'apprendre à leurs écorces. Le bosquet dans lequel nous poussions à l'ombre de ces forêts comportait toutefois deux essences singulières dont on savait qu'elles feraient les meilleures rouelles pour le vin le plus profond : Camaron de La Isla et Paco de Lucia. Nous étions fiers d'être leurs contemporains et nous étions sûrs de nos convictions vis à vis d'eux. Le premier fut malheureusement arraché trop tôt à la terre. Le second nous restait et ses racines nous servaient de boussole. Nous pensions vivre et mourir à ses côtés. Paco, le maître et l'ami.
Hélas.

Alors, il ne faut pas se résigner. Il y a peut-être des statues à San Fernando et à Algeciras. Il y a certainement assez d'endroits au monde pour que sonnent para siempre les Lereles et les rasgueos des immortels que nous nous sommes imaginés.

Épitaphe, pourtant...

Je n'ai pas écouté tous les albums de Paco, certains de mes amis guitaristes en connaissent les moindres détails. J'ai toujours considéré le chant comme la matière inaugurale de la poésie du monde et avec cet antienne pour moi le cante trône et pour toujours. Mais Paco, quand tu poses tes doigts à l'endroit de la plainte hédonique de Jose, quand depuis tes yeux fermés on monte pour d'autres galaxies, quand je te vois écouter tes compadres jouer et que le plaisir de les entendre semble comme te traverser alors oui, tu es le plus grand !

Tu vois je n'ai pas pu dire " tu étais" , chacun sait pourquoi...
Il y a juste quelque chose que je voudrais te chanter :

"Cuando yo me muera, 
enterradme con mi guitarra 
bajo la arena. 

Cuando yo me muera, 
entre los naranjos 
y la hierbabuena. 

Cuando yo me muera, 
enterradme si queréis 
en una veleta. 

¡Cuando yo me muera!"


(FG Lorca)

Descanse En Paz.

nb : photo de Jean Louis Duzert




dimanche 19 janvier 2014

Au creux


De quoi se réchauffer les "aficiones" au creux de l'hiver indolent cette année.

" Que alegria de ser torero
en la cuadrilla de Paula 
y salir de banderillero
Y envidia le tengo a Paula
cuando sale a torear
y cita al toro en las tablas
con la muleta plega'  ".

samedi 3 août 2013

Juste après


"La muerte ya la ves : un simple ruido,
una mano tenaz, febril, helada
sobre el amante corazon rendido.

Y mira que inclemente y sosegada
junto tu brava sangre y el olvido,
en ti implantando el reino de la nada."

( Rafael Morales in "Toro muerto" / Poemas del Toro)

mercredi 31 juillet 2013

Juste avant


Tournés vers le sable ou vers le bleu du ciel, juste avant de "tutoyer les anges ou les dieux / et la mort les yeux ouverts " (André Velter / Paseo Grande avec Olivier Deck)