samedi 28 février 2015

Alimonade ( VI )



"J'ai regardé vers la vallée, là où je savais d'autres hommes, où je devinais le miracle des corps et des regards. Comment te dire cette substance poudrée, cette lumière pondéreuse qui ensommeillait de bleu le plat de la vallée ? Je t'ai dit il faisait chaud; un vent tiède à l'envers frais comme une soie, vous enivrait, vous faisait passer dans l'âme tous les étés d'autrefois, ceux où j'étais enfant, grattant du gravier au pied des massifs d'hortensias dans le jardin de Bayonne, la gorge sèche d'amour, absolument, corps et âme, enseveli dans une aventure ( je mets dans ce mot un sérieux terrible ). Dans le fond de  ma chambre un quatuor jouait doucement.[...] Je ne sais si des vivants - j'entends que non malades car maintenant je ne suis que demi-vivant - peuvent sentir ainsi la vie toute nue, toute palpitante si tu veux, sans qu'il soit besoin d'action ou d'amour pour la préciser, pour la manifester. Un fauteuil, une fenêtre,  une vallée, une musique, et c'était le bonheur, la vie m'entrait partout sans que je fisse un mouvement : mes sens immobiles me suffisaient. Et il semble qu'à se tenir tapis, par force, à cause de la maladie ils effarouchaient  moins la vie et qu'elle venait à eux en confiance, avec toutes ses traînes, sa pompe, la beauté intime de son essence, peut-être invisible pour ceux moins frêles, plus forts, qui font un mouvement pour la saisir."
( Roland Barthes / Lettre à Philippe Rebeyrol/ 22 Mai 1942 in " Roland Barthes" de Tiphaine Samoyault / Le seuil / 2015) )


"Pour toréer de jour nous devions traverser le fleuve à la nage. Nous cachions nos vêtements dans les buissons, à l'exception des espadrilles et de la veste de combat, que nous attachions sur la tête. Notre peau découverte était aussi insensible au feu du ciel que celle des salamandres. Nous cheminions, agiles et légers, à travers les cistes et les chardons. Quand enfin  nous isolions un taureau, nous le défiions dans la première clairière venue avec pour seule arme notre poitrine nue et le modeste leurre de la veste. La tauromachie aux champs, quand on n' a pour barrière que l'horizon, quand le combattant n'offre que sa peau dorée au fauve poilu, est quelque chose à mon sens de plus grandiose que la lutte sur le sable de l'arène, en habit de lumière  et avec la perspective bigarrée de la foule endimanchée."
( Manuel Chaves Nogales / "Juan Belmonte , matador de taureaux"/ Trad. Antoine Martin / Verdier / 1990)

Nb :  "Alimonade(s)" est une  rubrique façonnée dans le limon de l'alimon où  " faènent " de concert l'image et le son des mots par un tour de perlimpinpin dont seul le hasard est absent bien qu'il y préside. Elle surgit quand bon leur semble .

1 commentaire:

Marc Delon a dit…

Rares sont les textes ou les musiques, les femmes ou les toros qui font sentir l'exaltation palpitante d'une vie qui vaut d'être vécue. Ceux-là en font partie, merci.